Lou Reed, 1942-2013
par Gaspard Turin
La grande force de Lou Reed aura certainement été ceci: n’en avoir jamais eu rien à foutre (not to give one single fuck). Prenez un mec moyen, un peu moche, sans voix, fan de rock, issu des classes moyennes, fuyant des parents qui lui faisaient subir des traitements aux électrochocs pour le guérir d’une homosexualité latente. Implantez-le dans le Manhattan sans pitié des années 1960, auprès d’Andy Warhol et de son aréopage de danseurs, de poètes, de paumés: celui qui tirera son épingle du jeu sera ce mec là, le seul de tous qui ne se demande pas ce qu’on va penser de lui, s’il va convaincre ou non. Si un album doit être conçu comme ceci ou comme cela. S’il ne court pas au suicide musical avec un premier album alternant ballades célestes et bruit blanc, avec un cinquième album solo (Metal Machine Music, 1975) sans paroles, ni chansons, ni rien d’autre que du feedback de guitare pendant 65 minutes. S’il ne court pas au suicide tout court, par la vie qu’il mène, les drogues qu’il prend, qui il couche. Rien à faire des conseils, des éloges, des calomnies, des journalistes. S’il en est un qui a envoyé paître les critiques jusqu’au bout, c’est bien lui: en témoigne encore cette récente interview au Figaro, qui vaut le détour.
On pourra revenir autant qu’on voudra sur l’étendue, réelle ou supposée, de son talent: au-delà de toutes les controverses, des débats sur l’influence de John Cale, de Warhol, de Nico ou des autres, de l’aberration d’avoir produit aussi bien de purs chefs-d’œuvre comme I’ll Be Your Mirror ou Satellite Of Love, Berlin ou Songs For Drella que des bouses innommables comme le dernier en date, Lulu (2011). Mais en cas de génie, il n’en était que plus étonnant: comment quelqu’un qui cherche aussi peu à plaire aura pu nous plaire à ce point? On en croirait volontiers la légende selon laquelle chacun des 10'000 acheteurs du premier album du Velvet n’a eu d’autre ressource, à ce stade, que de fonder un groupe à son tour. Impassible, Lou Reed a ouvert la voie à d’autant plus de vocations et de spéculations qu’il avait en lui la solidité incroyable de ne leur accorder qu’un regard détaché. I watched it for a little while… I love to watch things on TV…
Ceci dit, moi ce que j’en pense, who gives a fuck. D’ailleurs la pire posture pour parler de la mort de Lou Reed est celle de journaliste musical (et ça tombe bien, vu que je n’en suis pas un). Et plutôt que de continuer à théoriser dans mon coin, je préfère vous livrer quelques témoignages à chaud, de la part d’auditeurs et d’amateurs. A qui nous avons posé quelques rares questions: quelle est leur relation à cette musique? Pourquoi l’écouter ou ne pas l’écouter en 2013? Quelle est leur chanson préférée? Et autres gamineries.
Ella Ronen, chanteuse et songwriter*, 26 ans
A l’époque où j’étudiais dans une école de musique contemporaine, j’ai réalisé que la musique de Lou Reed était de l’ordre de la formation. Écouter et étudier la composition, les harmonies de ses chansons aura été ma meilleure école. Un exemple tout bête dans Walk On The Wild Side, le passage où il chante «She shaved her legs and then he was a she» est accompagné d’un changement rythmique qui fait écho au changement d’identité…
Avant tout, ce qui me touche dans cette musique, c’est son honnêteté. Il peut bien parler de choses qui n’ont rien à voir avec nos vies, c’est toujours tellement direct que l’émotion passe. C’est en cela qu’il est un modèle: si fidèle à lui-même qu’il ne trace pas la voie à suivre, il te montre plutôt comment tracer la tienne. Tu sais, quand tu écris une chanson, il y a toujours ce personnage imaginaire qui regarde par-dessus ton épaule, qui te dit quoi faire, filtre ta pensée et t’empêche de travailler librement. Chez lui, ce filtre disparaît.
Ma chanson préférée: I’ll Be Your Mirror. J’ai lu quelque part que Nico avait enregistré la chanson plusieurs fois et qu’à chaque fois, elle était plus agressive dans l’interprétation; ça allait de plus en plus loin de ce que Lou Reed voulait avoir. Après un certain temps, elle s’est mise à pleurer. Ils lui ont dit «Ok, on va la tenter une dernière fois, si ça ne marche pas, tant pis». Et cette dernière prise a été la bonne. C’est assez rare d’entendre une telle complexité et une telle tension dans l’interprétation d’une «simple» chanson d’amour.
*Ndlr.: le premier disque d’Ella sortira au printemps, chez Sophie Records (un label bernois). Nous nous en réjouissons.
Cédric, 39 ans et des poussières, mélomane, Lausanne
Pour moi, Lou Reed est le personnage le plus important de l’histoire du rock. Dans son image, il était insaisissable, inaccessible: tu lis des trucs sur lui, t’as pas l’impression que c’est lui – alors même que le rock, c’est une expérience du proche. Il avait une image, véhiculée par les médias, de type hautain, typiquement new yorkais; ça a créé un grand contraste, alors que la musique doit parler pour lui. Et si tu accèdes à lui par sa musique, c’est différent, la proximité revient, il communiquait très bien par ce biais. Si le Velvet est aussi important, c’est d’ailleurs parce que ça a touché les gens. Peut-être que, comme le succès est arrivé assez tard, il était assez mature pour avoir une maîtrise des médias… Faut dire que le rock de Lou Reed est un rock adulte, associé à l’art, sans humour et tourmenté. Revenu de tout. Le rock, quand tu es dedans tu t’amuses, quand tu en reviens tu ne rigoles plus.
Ma chanson préférée? Je ne sais pas… les ballades, en général. Perfect Day, Satellite Of Love… C’est toujours un peu la même, mais tu ne te lasses pas de cette simplicité. Et pour l’anecdote: la seule fois où j’ai donné de l’argent à U2 c’était en 1993, au stade de la Pontaise à Lausanne. En première partie, il y avait le Velvet reformé, tout le monde s’en foutait!
Kevin Shaw, âge non communiqué, disquaire, Lausanne
Tu veux savoir ce que j’en pense, de la mort de Lou Reed? Je réponds que John Cale (violoniste, bassiste et arrangeur historique du Velvet, ndlr.) est vivant, lui. D’ailleurs je le dis souvent: John Cale, et tout le reste n’est que garniture. Si tu écoutes les gens parler de leur amour pour le Velvet Underground, ils te citeront toujours les deux premiers albums. La véritable influence du Velvet sur le rock, elle est là. Et ce sont les disques qui ont bénéficié du travail de Cale. C’est lui qui expérimentait, qui créait les arrangements bizarres. Reed, lui, il aimait le rock’n’roll.
Un truc tout bête: tu prends Metal Machine Music. C’était une réponse de Reed à Cale, pour lui montrer que lui aussi pouvait faire de l’expérimental bruitiste. Mais qui c’est qui a bossé en duo avec Terry Reilly, qui a fait ses classes chez LaMonte Young, l’expérimentateur original? Celui qui poussait les choses un peu plus loin, c’est John Cale. Prenons les autres membres du Velvet. Sterling Morrison n’a pas fait de carrière solo, Moe Tucker a fait du rock très droit, sans fioritures, Lou Reed a fait des chansons pop-rock. Il est resté très standard dans la production des arrangements. Sa grande percée, ça a été l’album Transformers (1972, produit par David Bowie et Mick Ronson, ndlr.), mais qui n’a rien amené de plus que Ziggy Stardust, sorti quelque mois plus tôt. Bowie était un fan du Velvet, il a arrangé l’album façon glam rock, c’est ce qui plaisait à l’époque, c’est aussi bête que ça.
Ma chanson préférée? Allez, The Gift. Crédité Reed pour le texte, narré par Cale qui maillait parce qu’il disait avoir fait plus de choses que ça, sur le disque. Mais c’est de la pure spéculation. C’est une nouvelle très cynique et très drôle. Et puis, bon, sur l’ensemble de sa carrière, évidemment que tout n’est pas à jeter à la poubelle. Il y a eu d’excellents disques. Mais c’est un peu la même chose avec Dylan; quand il mourra, on va retenir une dizaine de disques sur un ensemble beaucoup plus conséquent, pas plus. Par exemple, de Lou Reed, The Raven c’est un très bon disque qui est passé inaperçu. Pis voilà, sinon je suis triste pour Laurie Anderson… J’ai l’air cynique comme ça, mais faut pas croire, je suis un être de lumière.
Dominique A, 45 ans, chanteur et écrivain
J’ai appris la nouvelle dans une librairie le lendemain de sa mort; le libraire, sympathique et bavard, entre deux conseils me dit «Tu sais que Lou Reed est mort?»… Tristesse bien sûr, mais c’est aussi l’histoire de la pop-music aujourd’hui: l’histoire d’une hécatombe. On a pu lire d’ailleurs que cette mort était aussi importante que celle de Lennon (F. Dordor dans Les Inrocks, ndlr.); pour moi, c’est plus encore, parce que je suis plus fan du Velvet que des Beatles.
Pour moi Lou Reed, c’est aussi le souvenir d’une mythologie devenue parfaitement grotesque. Quand je suis allé enregistrer à New-York (et je dois préciser que les artistes qui symbolisent cette ville, pour moi, c’est le Velvet et Coltrane), dans le studio, il y avait des magazines spécialisés dans le son. Dans l’un d’entre eux, tu voyais des photos de lui en t-shirt blanc, faisant de la musculation entre deux consoles… Alors Lou Reed, c’est aussi ce grand écart entre la qualité artistique et ce cauchemar ambulant, de musicien à matos, à la recherche du gros son bien gras… C’est un paradoxe vivant. Mais c’est ce qui le rend intéressant: ça n’était pas quelqu’un à qui tu pouvais t’identifier.
Une anecdote en particulier? J’avais fait la première partie de Moe Tucker à Bordeaux en 1992… Il y avait aussi Sterling Morrison, et le son qui sortait de son ampli, c’était LE son du Velvet. C’était impressionnant. Maintenant, ça ne sert à rien d’ergoter sur qui faisait quoi dans ce groupe, qui tenait la barre. Au contraire, c’est fou de se dire que ça a marché alors que c’était une formation tellement instable, faite de bric et de broc!
Ma chanson préférée: Sunday Morning… j’aime aussi les chansons très bruitistes du genre Sister Ray, mais pas très longtemps. J’ai une sensibilité pop, j’écoute plus volontiers le 1er album que le 2ème, et du 1er plus volontiers la face A… et Sunday Morning est une chanson incroyable, qui porte en elle-même sa propre nostalgie. Dès lors qu’enregistrée, c’était déjà une chanson du passé. Intemporelle en fait, surtout si on tient compte du fait que Reed est mort un dimanche matin… J’aime aussi beaucoup Walk On The Wild Side, bêtement. Tu sais pourquoi la basse est dédoublée sur ce morceau? C’est parce que le bassiste était payé à la ligne! En en rajoutant une, il touchait douze livres supplémentaires…
Karl, 40 ans, journaliste à Brooklyn
J’avais 17 ans, j’étais en Terminale, en Corrèze, et c’est un camarade de classe qui m’a parlé de Lou Reed comme d’un joyau musical à découvrir d’urgence. Je suis tombé dedans la tête la première. Je ne me souviens plus par quel album j’ai commencé. Mais j’ai tout aimé. Les albums solo, les chansons du Velvet. Lou Reed a certainement contribué à forger l’image que je me suis faite de New York, longtemps avant d’y habiter. L’un de mes problèmes actuels, c’est d’ailleurs que le New York d’aujourd’hui ne correspond pas du tout à mes fantasmes de l’époque. Pour moi, cette musique évoquait des univers interlopes auxquels je ne connaissais rien mais qui m’attiraient incroyablement. Je rêvais d’histoires d’amour torturées, de drames terribles, de vies godardiennes. Je les imaginais, toute cette bande de la Factory, mener une existence terriblement excitante, toujours sur le bord d’un rasoir ou l’autre. C’est par Lou Reed que j’ai commencé à m’intéresser à une famille d’artistes qui comprend Warhol, Basquiat, Patti Smith, Mapplethorpe, etc…
C’est ironique, mon album préféré, aujourd’hui, reste sûrement Berlin, ville où j’ai aussi vécu et pour laquelle je garde une immense affection. Je sais bien qu’il est d’une noirceur inquiétante, mais c’est comme ça…
"Lou Reed n’était pas quelqu’un à qui tu pouvais t’identifier."