Sonotone

Pourquoi le grunge n'est jamais revenu

par Sophie Morceau


Ce n’est un secret pour personne, l’industrie de la mode, des médias et de la musique a tendance à se répéter. Pire, à balbutier, greffant de nouveaux éléments sur des modes d’il y a vingt ans, histoire de faire porter à toutes les générations des épaulettes et des jeans délavés au moins une fois dans leur vie.

Nous avons donc successivement assisté au retour du shoegaze, des synthés, de l’EBM, du yoga, du slim, de la moustache, des rouflaquettes, de l’eurodance et j’en passe. L’année dernière, c’était le grand retour du saxophone – qu’avait initié Midnight City de M83. Cet été, avec les sorties de Phoenix et de Daft Punk, parions sur le retour de la french touch. DJs du dimanche, c’est le moment de ressortir Cassius, Black Strobe et autres Mirwais.

Parenthèse coupable mise à part, le seul genre qu’on se réjouissait de voir revenir se fait encore et toujours attendre. Pourquoi le grunge échappe-t-il à cette logique cyclique? s’est-on demandé à Sonotone, petits nostalgiques que nous sommes. Car si notre époque semble peu propice au retour de ce rock 90’s bruitiste et mal dégrossi, n’oublions pas que son apparition elle-même était improbable. Le rock est aujourd’hui aussi ringard qu’il l’était au début des années 1990, devenu alors la musique de pauvres types white trash, issus de familles monoparentales déglinguées. Le hip-hop était passé par là et avait dépouillé le rock de tous ses attributs rebelles, ne lui laissant que le mode de vie décadent, la gnôle et la junk food, groupies et fringues de mauvais goût.

C’était quoi, le grunge?

Plus qu’un style, c’était un courant musical localisé autour d’une scène et d’un lieu. Son influence sur la musique et sa couverture médiatique sont inversement proportionnels au nombre d’artistes concernés. En réalité, les groupes de grunge, c’est à-dire les groupes de rock bêtes et méchants, entre punk, pop et noise, de la fin des années 1980 et du début des nineties à Seattle, il y en a finalement assez peu. Certes, la scène passait pour foisonnante, mais une fois la machine médiatique lancée, celle-ci a fait vendre absolument tout et n’importe quoi, tant que c’était produit, enregistré ou écrit à Seattle. Une ville de taille moyenne, où l’industrie faiblissante laissait des locaux vacants, occupés pour pas cher par la jeunesse qui s’emmerdait profond, histoire de faire quelque chose entre deux jobs alimentaires et de se poiler un peu avec les potes (exemple local : La Chaux-de-Fonds).

Sauf que, dans le cas de Seattle, il s’est trouvé un journaliste anglais (Everett True, du NME), pour s’enthousiasmer de toute cette belle énergie, ce qui a enclenché la machine média, à une époque où MTV passait encore de la musique. (Pour ce qui est de la Chaux-de-Fonds, on lance encore des invits à l’étranger, mais la presse n’a pas l’air très pressée d’y répondre – allez savoir pourquoi, alors que la scène locale vaut vraiment le détour.)

Né de l’ennui absolu d’une génération où tout le monde jouait dans un groupe, histoire de crier sa frustration sur scène, le grunge était basé sur des principes musicaux divers, sous l’influence aussi bien du metal (Soundgarden, Alice In Chains), du punk hardcore (Melvins), du folk électrifié de Neil Young (Pearl Jam) ou du rock alternatif cultivé de Sonic Youth et des Pixies (Nirvana). Voire basé sur des principes inexistants et des influences minimales, dans un esprit DYI (faites-le vous-même) de bricolage un peu fragile. D’où le côté simple et souvent navrant en live, parce que potache et peu crédible. Nirvana n’aura, durant ses lives, guère que la solidité de Dave Grohl sur laquelle se reposer, et la fragilité intrinsèque de Cobain le mènera à la fin que l’on sait.

Nirvana: ce nom fut bien sûr le sésame par lequel s’ouvrit toute grande la caverne grunge aux yeux du reste du monde, et il est probable que de nombreux groupes de Seattle seraient restés tout aussi inconnus du grand public qu’un Black Flag dix ans plus tôt, si Nevermind n’avait pas vu le jour en 1991. On n’avait jamais vu, ni avant ni après, un bête groupe de hardcore, issu de la plus pure scène indépendante, sans promo, sans look, sans compétences techniques et sans argent préalable, faire un tel carton (30 millions d’albums vendus). S’il fallait à la fois expliquer l’apparition du grunge en tant que genre musical et l’absence de son retour, on pourrait finalement le faire en constatant l’apparition inopinée de Nevermind au premier plan de l’histoire du rock, suivie de l’absence de tout «nouveau Nevermind» depuis…

Certes, il y a eu Pearl Jam et Ten (1991). Mais dont le succès, l’album étant sorti avant Nevermind et n’ayant commencé à se vendre que l’année suivante, doit être en partie replacé dans le contexte satellitaire de la comète Nirvana. Pour autant, on doit à Pearl Jam un parcours plus long et plus riche qu’à la bande à Cobain, et une ouverture bienvenue à un discours activiste et politique, qui donne aujourd’hui au grunge un peu de la profondeur qui lui aurait manqué sinon. «Pro-choice!» écrivait alors Eddie Vedder sur son bras (lors de son passage à l’incontournable exercice live de ces années-là, le MTV Unplugged), en référence à son militantisme pour la libéralisation de l’avortement. D’ailleurs, n’oublions pas que le grunge était intimement lié à la scène riot grrl, féministe et revendicatrice, grâce à des gens comme L7, Hole, Babes in Toyland, Bikini Kill et Lunachicks.

Le grunge ne reviendra pas, parce que ses représentants sont morts

On compte dans les rangs des musiciens du genre un nombre impressionnant de morts, généralement par overdose (Layne Staley, chanteur d’Alice In Chains, suivi plus récemment du bassiste Mike Starr, Andrew Wood de Mother Love Bone, John Dougherty de Flipper, Wes Berggren de Trippin Daisy, Kristen Pfaff de Hole) ou autres. Seule une petite proportion d’entre eux se tire une décharge de fusil de chasse dans la tête, mais c’est surtout de ceux-là qu’il sera question dans la presse.

Il ne reviendra pas parce qu’il n’est jamais parti

Les survivants de Nirvana, Soundgarden, Melvins, Mudhoney, Bikini Kill, Screaming Trees et Pearl Jam n’ont jamais vraiment arrêté de faire de la musique, que ce soit avec leurs projets d’origine ou de nouveaux. Du coup, Dave Grohl a mieux à foutre que de rejouer des chansons de Nirvana, il préfère faire pote avec Paul McCartney au Madison Square Garden. Et on a préféré passer sous silence Silverchair, Bush et Nickelback. C’est comme ça.

Il ne reviendra pas, parce qu’il était basé sur une scène locale

Il faudrait donc reproduire les conditions du Seattle de l’époque et chez Sonotone, nous n’étions pas convaincus que ce soit réellement faisable, mais nous continuons de surveiller les villes post-industrielles un peu moches, où la jeunesse désœuvrée se cherche des occupations, en espérant secrètement qu’un jour peut-être…

Il ne reviendra pas, parce qu’il était l’expression d’une frustration qui passait autrement inaperçue

Que ce soit du point de vue LGBT, du point de vue désabusé d’une jeunesse qui ne voyait pas d’issue possible et d’une série de conditions socio-économiques qui rendait toute projection dans le futur risible, toutes ces frustrations accumulées ont poussé les acteurs de la scène grunge à la limite du nihilisme. Créant une scène locale où la seule chose qui comptait était l’ici et maintenant, et de s’amuser sans en avoir rien à cirer de rien. Aujourd’hui, il y a des hashtags qui disent YOLO, pour exprimer à peu près n’importe quoi entre le cupcake, la cuite et la coke.

Il ne reviendra pas, parce que les médias ont changé

À l’époque, la machine média avait grandi avec eux, MTV était passée de jeune chaîne musicale à leader absolu sur ce que voulaient les jeunes, permettant ainsi à des choses totalement surprenantes de passer à la télévision. Maintenant, les belles heures des chaînes musicales sont passées, et Internet permet à tout un chacun de rendre son désespoir et sa frustration publics, sur YouTube, noyés sous des torrents de petits chats et de parodies de Star Wars, sans distinction entre divertissement et information. Seuls quelques blogueurs essaient encore de sauver le monde et de se servir d’internet comme d’un outil de diffusion et de partage.

Le rock est aujourd’hui aussi ringard qu’il l’était au début des années 1990

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