Sonotone

Best Of 2012

par Gaspard Turin


Penchés sur leur table de café, le teint bistré par les débuts de l’hiver et par les fêtes à répétition qui vont les aider à le traverser, trois des membres de la rédaction de sonotone.ch font pour vous le bilan musical de l’année.

Chelsea*, la grosse gueule de bois, fait moins la fiérote qu’à l’ordinaire. Notre spécialiste des divas postindustrielles, des electros bipolaires et des hardcores de tout poil livre son diagnostic, le sourcil pâteux. «Bon, cette année pour notre top 15, on va faire la promo de disques méconnus. C’est pas que les attendus nous ont pas convaincus, mais genre y a eu trop de sorties passées inaperçues, quoi.»

Rupert*, dandy-emo vieillissant, rajuste la mèche de ses cheveux rares. Les yeux châssieux, il délivre avec hauteur l’avis indispensable à la bonne tenue de la conversation: «Cela est vrai. Par exemple, Bloom de Beach House n’a pas manqué de nous plaire, mais d’un album aussi attendu, qu’il tienne ses promesses était en quelque sorte un minimum syndical. Il nous faut de l’inattendu, également parce que nous avons un standard de snobisme à maintenir.»

«Nan mais bon merde, c’est juste que faut arrêter de déconner, y a rien eu de tellement bien cette année parmi les vieilles gloires, à part Cohen.» Hank*, notre folkivore de service à l’hygiène douteuse, bave sa bière dans sa bière depuis le début. Sa casquette John Deere remue pourtant de haut en bas en signe d’approbation quant au plan à exécuter. «Bon alors, ajoute-t-il, c’est qui qui commence? On va dire que c’est moi.»

(*Prénoms fictifs, figurez-vous)

«Mon n°5 s’appelle Electric Flower Group: un power trio de L.A., jamais vu un machin pareil. Rock psyché mais pas trop, honnête dans sa représentation de ce qu’était le rock à la fin des 60’s, sans cliché. La maîtrise instrumentale est sans pareille actuellement. J’espère qu’ils pourront trouver le succès hors du circuit indé où ils évoluent actuellement, et où il y a plus de reverb que de son supposé réverbéré.»

Rupert: «Quant à moi, je mets en n°5 le premier album éponyme de Tristesse Contemporaine. Le nom de ce groupe résonne bien avec mes états d’âme. Et puis simplement, depuis des mois que je les ai découverts, je n’ai pas cessé de les écouter. Je renvoie à ma chronique de mars dernier pour de plus amples justifications.»

Chelsea: «En n°5, je choisis Light Asylum. Déjà parce qu’au niveau du revival new wave méchant et mordant, on n’a pas fait mieux depuis longtemps. Aussi parce que j’ai eu l’occasion de les voir à plusieurs reprises, et qu’ils tiennent largement leurs promesses en live.

Et au passage, je livre mon n°4: Andy Stott et l’album Luxury Problems. Une ambient décalée, hors du temps, hypnotique: une musique qui sur un intervalle de dix secondes ne veut rien dire, mais passée la minute, on ne peut plus en sortir.»

Hank, la rouflaquette en bataille, rebondit sur la question de la sensation. «Dans le genre expérience physique, y a pas mieux que mon n°4: The Swans avec leur The Seer. Parce que ça fait peur. Ça te prend aux tripes, c’est une expérience qui n’est pas qualifiable, ni comparable à rien sauf à d’autres disques de Swans. C’est fait pour que ton anus se retourne sur ta tête.» Chelsea, après un court malaise, réagit: «Certes. Michael Gira a ici vraiment eu la liberté de faire ce qu’il voulait, jusqu’au bout. C’est la première fois qu’il se lâche autant, et il y a dans ce disque quelque chose d’une révélation.»

Rupert: «Mon n°4 s’appelle Tame Impala. On attendait Kevin Parker au tournant de ce second album, Lonerism, qu’il a magnifiquement négocié. Le monde de l’indie, qui a été préparé au néo-psychédélisme de manière impeccable par MGMT, est prêt à recevoir Tame Impala et à les aduler comme ils le méritent.»

Hank: «Ouais… à mes yeux il n’a pas fait long feu, ce Tame Impala. Je lui préfère de loin le dernier Spiritualized, Sweet Heart Sweet Light, que je mets en n°3. C’est ça le psychédélique: pas bien écrit, mais complètement ressenti. Avec une dernière chanson, Life Is A Problem, très cucul: «I’ll never see my mother again», dit-il. C’est naïf. Mais pour un type qui a été si souvent à deux doigts de crever, c’est vraiment émouvant.» Rupert: «Oui, d’ailleurs ensuite il chante «This life is too long». C’est rare d’entendre ça. Morrissey aussi l’a chanté.»

A ces mots, Chelsea tousse dans son expresso, et reprend la parole pendant que Hank est allé vomir un coup. «Pour ma part, le n°3 c’est NZCA/Lines, Compass Points. Un pur disque de pop de la meilleure façon, avec des chansons que t’as entendu toute ta vie. Ça rappelle des milliers de trucs, mais on ne sait pas vraiment quoi. On pense parfois à Hot Chip mais en plus futé.»

Rupert: «En l’absence de mon collègue, je me risquerai à dire tout le bien que je pense, depuis fort longtemps, des Français de Yeti Lane, mon n°3 (The Echo Show). On ne change pas vraiment d’esthétique avec ce dont on a parlé plus tôt, ce sont des héritiers de Sonic Boom et de Stereolab. Mais il y a une telle sincérité et une telle recherche du travail bien fait chez ces mecs – en plus d’un talent naturel – qu’on ne peut que les aimer, quand on les écoute. Et ils permettent une alternative pour ceux que Grimes a lassés.»

Chelsea: «Beuh, c’est pas faux, Grimes m’a un peu saoulée à force. De toute façon mon n°2 c’est du metal, là.» Rupert sursaute: «Comment? Mais ce webzine a une réputation, ma chère, tu n’y penses pas. Revois ta copie.» Chelsea: «Pas du tout! Mon n°2, Blut Aus Nord, est très différent du metal bête et méchant. Ils ont mis fin cette année, avec 777 Cosmosophy, à une trilogie incroyable, esthétiquement très poussée. L’approche est unique, pas du tout propre au genre, très entière, finalement assez intello.»

Hank revient et se rassied: «Intello, hein? Pff, vous m’emmerdez avec vos groupes de chochottes. Mon n°2 à moi, c’est autre chose. Lambchop et leur Mr. M. Parce que comme tous les disques de Lambchop, c’est un juste milieu entre la mélancolie et la joie de vivre. La voix de Wagner reste incroyable; les arrangements de cordes sublimes; les parties instrumentales sont toutes aussi puissantes que les textes. Notamment Gone Tomorrow et sa coda de cinglé.

Rupert: «Pour mon n°2, je choisis les petits gars de DIIV. C’est de la new-wave, un genre qui ne vieillit pas, ficelé de manière totalement convaincante par des types qui ont l’air d’avoir douze ans et de ne rien comprendre d’autre au monde. J’ajoute que leur Doused est probablement – avec le dyptique Brains-Stem de Lower Dens – ma chanson de l’année.»

«Et étant donné que j’y suis, je livre, à l'unanimité de moi-même, mon n°1: Violens et leur second album, True. C’est sans doute un truc de popeux pur jus, mais dans dix, vingt ans, si le genre existe encore, on parlera de cet album comme d’un pur chef d’œuvre, issu du cerveau étrange de Jorge Elbrecht, capable en trois minutes de dégager à l’infini l’horizon de l’auditeur, puis de le charger de gros nuages, ou l’inverse. Je me comprends, mais je sens bien que je suis seul (soupirs)...»

Chelsea: «Maiis non Jef, t’es pas tout seul, ou alors si, un peu comme moi et mon n°1: John Talabot, à côté duquel tout le monde est passé… Alors que c’est méchamment bien foutu, malin comme tout et hyper bien ficelé. De la pop comme on l’aime, catchy mais pas trop, avec une très grande cohérence d’ensemble. Faut croire qu’on est les trois à être tous seuls?»

Hank: «C’est comme on l’avait dit, les gars. Mon n°1, Anais Mitchell, c’est aussi comme ça que je l’ai choisi: parce que l’écriture de cet album est parfaite, et qu’il a été parfaitement ignoré. Au delà du songwriting et des arrangements parfaits, ça fait plaisir de voir une nana qui fait du travail sérieux sans ressembler à Joanna Newsom ou à Fiona Apple.»

Rupert: «Pourtant, elle avait tout pour marcher aussi bien qu’elles, non ? Tu n’aurais pas, alors, tenu le même discours, ici, sur ce site?» Hank: «Probable. C’est un disque très américain, qui aurait dû cartonner aux US. Mais c’est aussi un disque très sombre, voilà pourquoi ça n’a pas marché.»

C’est ici que nous abandonnons nos trois compères, à ruminer leur misanthropie. Mais chers lecteurs, n’oubliez pas qu’ils ne sont que des esprits dont les intentions sont bonnes, et donc ne les laissez pas incompris (par exemple en postulant un syndrome constant de snobisme dans leurs choix). Les artistes nommés ici ne le sont pas en vertu d’une compulsion de name-dropping. Ce sont là des musiciens qui nous accompagnent, dans nos vies, pour de vrai. Faire connaître leur travail est ce qui nous tient le plus à cœur. Pour la nouvelle année, au bon vôtre (de cœur): écoutez-les.

"y a rien eu de tellement bien cette année parmi les vieilles gloires, à part Cohen"

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Interview