Musiques d'horreur
par Gaspard Turin
De la musique qui fait peur, quand on y pense, ce serait un peu comme de la cuisine qui rend triste, ou de l’architecture qui dégoûte. Il y a certaines disciplines artistiques qui ne semblent pas vraiment faites pour inspirer certaines émotions. Bien sûr, chacun peut citer des exemples tirés du cinéma, des violons suraigus de Bernard Herrmann (Psychose) aux chœurs hallucinés de Ligeti (2001, l’Odyssée de l’Espace), en passant par les archi-célèbres Tubular Bells de Mike Oldfield (The Exorcist) pour ne citer que ceux-là. Bien sûr, la réussite de jeux comme Silent Hill ou Resident Evil repose beaucoup sur les effets sonores. Mais lorsqu’il s’agit de penser la musique de manière indépendante de l’image, les tentatives les plus connues pour éveiller en nous la sensation d’effroi tombent toutes, le plus souvent, dans le grotesque. On a, en effet, à peu près aussi peur aujourd’hui de Marylin Manson, Rammstein ou Slipknot que du grand méchand loup, et même si l’on va chercher dans les plus extrêmes représentants du deathcore, du noisegrind et autres cybermath-grindmetal, l’expression de la violence n’inspire généralement pas la peur (à part de nos mamans, qui pensent que nous tournons mal).
C’est la raison pour laquelle les morceaux sélectionnés dans ce dossier contiennent, presque tous, des éléments sonores qui traditionnellement n’appartiennent pas à la musique, rappellent autre chose. Le son chaud des contrebasses, festif des tambours, épique des guitares, la présence de la voix, tendent à nous ramener vers un centre, un foyer. Alors que pour inspirer la peur, il faut séparer. La scène, où joue le groupe, fonctionne comme un noyau dont les auditeurs tirent ce surplus d’âme qui les fait rentrer chez eux confiants et joyeux. Alors que pour les artistes qui suivent, leurs auditeurs, il s’agit plutôt de les perdre dans la forêt.
J’y vais mais j’ai peur!
Dans cette première catégorie, on a classé les chansons pour fillettes, celles qui font moyen-peur. L’équivalent au cinéma des films du genre Scream. C’est la trouille légère d’un « bouh ! » quand on ne s’y attend pas. Voici à titre d’exemple cette Subway Song, sur le premier album de The Cure en 1978, légèrement glauque, mais où tout va bien, jusqu’à ce que…
Serge Gainsbourg – Meurtre à l’extincteur, 1976
Même l’arrivée du joli thème de guitare de Marilou sous la neige, qui suit directement cet interlude sur L’Homme à la tête de chou, ne parvient pas à dissiper la terreur qu’inspire le récit de ce meurtre, orchestré uniquement d’une batterie folle et de la voix malsaine du Gainsbarre.
Bloodrock – D.O.A., 1971
La musique en elle-même développe des effets d’effroi qui nous paraissent un peu datés – il faut dire que la chanson de ces pionniers du stoner date de 1971, en pleine période prog-rock. Mais les paroles valent le détour : c’est pas tous les jours que le chanteur prend la place du mort.
Des heures indus
Quand on veut passer aux choses sérieuses, le plus efficace est d’abord de supprimer toute forme d’harmonie, ou de jouer avec cette suppression. Dans cette catégorie, on trouvera des représentants de la musique dite industrielle, courant d’expérimentation sonore où se sont illustrés entre autres Einstürzende Neubauten, Swans ou Throbbing Gristle. Pas besoin d’être indus pour faire de l’expérimentation sonore, comme le rappellent ici les Beatles. Et les sons mécaniques de l’industrie ne sont pas toujours utilisés de manière oppressive, ce dont témoignerait Kraftwerk. En tout cas, rien de plus efficace pour plonger son auditeur dans l’inquiétude que de quitter les rivages accueillants de la «musique», pensée en termes de cohérence et d’harmonie, pour celui des «bruits», associés au hasard et à la brutalité d’un monde qui ne laisse pas de place à l’humain.
Nine Inch Nails - The Downward Spiral, 1994
Dans ce morceau, la «musique» apparaît au bout d’un moment (des boucles de synthé, cohérentes dans leur rythme et leurs harmonies), dans un écrin de bruits mouillés et bizarres. Au fil des minutes toutefois, ce seul élément vecteur d’harmonie semble attaqué de plus en plus fréquemment par des bruits parasites et inquiétants, qui finissent par l’emporter.
The Beatles – Revolution n°9, 1968
Les mots «number nine» répétés ad libitum durant toute la chanson font passer l’auditeur de la perplexité à l’irritation puis, petit-à-petit, à l’appréhension. C’est sûr que les voix de bébé de 2:00, le dérangé de 3:55, les rires à l’envers de 5:55, les détonations d’armes de 6:10 ou l’enregistrement de la petite fille perdue dans les égoûts à 7:38 ne sont pas non plus des plus festifs.
Nurse With Wound – I Cannot Feel You As The Dogs Are Laughing And I Am Blind, 1982
Dans le terrifiant album Homotopy To Marie (dont pour des raisons techniques on n’a pas pu ici fournir les titres les plus épouvantables), il y a un jeu constant sur les volumes. On monte le son pour entendre, et soudain un hurlement résonne au tout premier plan, pour un effet «zombie que t’avais pas vu». Mention spéciale pour l’intervention des prêtres vaudous à 8:50…
Whitehouse – Ripper Territory, 1981
Ce titre-ci semble avoir été savamment composé exprès pour te faire peur dans tes oreilles. On y entend sur sa majeure partie l’annonce du procès du tueur en série anglais Peter Sutcliffe, arrêté en 1981 après le meurtre de treize femmes, puis on laisse les larsens faire le travail final.
Pop. 1280 - Bodies In The Dunes, 2012
Voici le dernier né de notre sélection. Entre l’indus et le garage, ce groupe sort son premier album en 2012, c’est vraiment trop mignon. Il aura eu la chance d’entrer tout de suite dans notre hall of fame avec ce titre macabre et stressant aux percussions légèrement sado-masochistes. La mère et l’enfant ne se portent pas très bien, non.
Love like blood
Pour revenir sur des sentiers plus fréquentés, on trouve des gens qui semblent tout de même faire de la vraie musique avec des vrais instruments. C’est du moins ce qu’on pensait quand on les a vus arriver au studio, ils avaient l’air de types plutôt normaux. Leur musique s’est vite avérée un détournement du genre, un pastiche dégoûtant, des chansons certes, mais affreusement défigurées. On a laissé ces gars enregistrer des disques: grave erreur! On ne pourra maintenant plus voir le monde de la même façon – surtout qu’il s’agit encore et toujours de chansons d’amour…
Hasil Adkins – We Got A Date, 1994
Patron du psychobilly barré, Adkins peut être considéré comme le père spirituel des Cramps. Ecouter cette chanson en forme de proposition de rencart, pour une femme, c’est un peu comme supporter les avances nauséabondes et réitérées d’un mec complètement bourré qui bave sur ses chaussures. Ou plutôt non: d’un zombie complètement bourré dont la mâchoire inférieure manque.
Daniel Johnston - True Love Will Find You In The End, 1984
Voici encore un amour dont on pourrait se passer. Car ce que Daniel Johnston chante, en inversant l’expression usuelle (ce n’est pas toi qui vas trouver l’amour, c’est lui qui va te trouver) ressemble plus à une traque qu’à un événement positif. Lorsqu’en plus on voit les dessins dont il orne ses pochettes, de super-héroïnes agressives aux seins musculeux (voir notre document), on se prend à espérer qu’il ne nous trouve pas, l’amour.
PJ Harvey - To Bring You My Love, 1995
Quel que soit le charme que l’on reconnaîtra à la chanteuse, il faut bien admettre que cet amour qu’elle traîne à travers le désert et la caillasse, comme une carcasse d’animal pourrissante, pour venir le jeter à nos pieds n’est pas exactement l’idée qu’on se fait d’un rendez-vous romantique.
Nick Cave - The Carny, 1986
Il fallait bien trouver un prince charmant digne de la princesse susmentionnée. Un Nick Cave jouant ici sur une esthétique de cabaret déglingué, à la Freaks, pour une histoire sordide de forain disparu dans la nuit, sous la pluie, de son cheval crevé, enterré dans la boue par les nains de la troupe, mais qui remonte à moitié… hey ho, hey ho, quelle joyeuse équipe.
Alone in the dark
Enfin, pour finir, voici trois chansons qui doivent être mises à part, pour leurs exceptionnelles qualités. Car ce qui s’y détache, c’est l’effet de solitude. Alors que la musique est traditionnellement associée au partage, à la fête, à la communauté, le virage le plus radical que l’on peut lui faire subir est certainement de couper court à tout cela. C’était déjà le cas de nos amis de l’indus, qui bannissaient les notions d’accord, d’harmonie, d’unisson ; mais ici cela se radicalise, car ce qui est mis en avant n’est plus cette absence de fraternité entre les notes. Les artistes qui suivent ont compris que le pire était de mettre en scène l’isolement de l’humain.
Scott Walker - Jolson & Jones, 2006
Au cœur d’un disque absolument dantesque dont tous les titres pourraient figurer sur cette liste, celui-ci se détache rien qu’à cause de la survenue effroyable à 2:38 de braiements d’âne, au cœur d’un indescriptible vacarme. Il sera suivi d’un quasi-silence de deux minutes (ce qui est long, quand on l’écoute tout-e seul-e dans la nuit), silence troublé par des bruits de pas boiteux. L’éclate, quoi. D’autant que, dans son coin, la voix de Scott Walker semble perdue, errant dans le monde spectral des crooners déchus sans du tout se préoccuper de notre présence ni vouloir nous aider.
Suicide – Frankie Teardrop, 1977
Alan Vega se fait peur à lui-même sur ce titre pénible, racontant l’histoire de Frankie et de sa descente aux enfers dans un atroce minimalisme. L’un des tours de force de cette chanson est de jouer du proverbial écho inventé lors des enregistrements d’Elvis Presley aux studios Sun, qui renvoie la voix de manière rapide et entière, comme un miroir. Les jappements brefs de Vega, directement réverbérés, semblent lui donner l’impression qu’il n’est pas tout seul. Mais il l’est bel et bien, et c’est encore pire.
Randy Newman – In Germany Before The War, 1977
A écouter avec les paroles à portée! Car ici c’est au niveau des textes que cela se passe. Pas besoin de développer de grands effets quand on est un parolier de la trempe de Randy Newman. Capturant souvent l’adhésion de son public par un humour fédérateur, il peut pourtant souffler aussi bien le chaud que le froid, et l’histoire de meurtre qu’il raconte ici laisse son auditeur tout seul, frissonnant dans un demi-jour de novembre, isolé et comme orphelin, avec ces paroles sybillines et magnifiques: "I'm looking at the river, but I'm thinking of the sea"...
"Il s'agit de perdre ses auditeurs dans la forêt"