Sous le soleil noir de la Californie
par Francis Kay
Melencolia, une gravure d’Albrecht Dürer, représente un ange pensif, avec en arrière-fond un astre menaçant – soleil ou comète? Dans son poème «El Desdichado», Gérard de Nerval a en tout cas fait son choix, évoquant le «Soleil noir de la Mélancolie». De cette image contradictoire, certains musiciens pourraient s’inspirer. Notamment pour interroger l’envers de leur production, lorsque celle-ci se nomme surf-music. En d’autres termes, se demander où se trouve l’ombre portée du radieux soleil de la Californie. Dans le domaine musical, en tout cas, «l’État Doré» (the Golden State) n’a pas donné jour qu’à des mélodies ensoleillées.
De la surf-music au surf-punk: un spleen californien
Ainsi on sait, au-delà de l’insouciance hédoniste que les Beach Boys ont pu incarner, que leur destinée a été finalement assombrie par les troubles mentaux dont a souffert Brian Wilson - une éclipse de la raison, en quelque sorte. Un groupe de surf-punk comme Wavves a récemment réactivé de façon explicite ce lien méconnu entre harmonies vocales et noirceurs californiennes, à travers l’idée de «surf-goth». En effet, dans les deux premiers opus de Wavves, ce motif est évoqué par plusieurs titres de chansons, toutes écrites et composées par Nathan Williams: Intro Goth, California Goth et Beach Goth sur leur disque éponyme (2008); ces deux derniers titres sont repris dans le second album, Wavvves (2009), mais d’autres du même tonneau s’y ajoutent, tels que Goth Girls, Summer Goth et Surf Goth. Par ailleurs, cet oxymore obsessionnel voisine avec des titres à connotation diabolique (Beach Demon, Weed Demon), mais aussi d’autres où il est surtout question de soleil (Here’s To The Sun, Gun In The Sun). En fait, aucun doute: Wavves est bien un groupe californien, et son évocation d’une culture goth n’a plus forcément à voir avec le contexte européen d’origine, celui des années 1980 – peu importe qu’il s’agisse de la cold-wave anglaise ou germanique. Aux États-Unis, la culture goth a donné lieu à des hybridations musicales comme le death rock ou le gothabilly, et il faut tenir compte de ces genres-là pour saisir ce qu’entend par «goth» le ténébreux Nathan Williams.
Surf-punks contre surf-nazis?
Toujours à propos de culture germanique, on peut aborder l’image du soleil noir par un autre angle que celui de la mélancolie: il s’agit du rapport entre le nazisme et la Californie. Le rapprochement pourra paraître saugrenu et pourtant le soleil noir est aussi un motif occulte néo-païen, récupéré par les nazis. Mais après la Seconde Guerre mondiale, le succès du surf, dû à l’utilisation de matériaux plus légers comme la fibre de verre, a coïncidé avec une génération de désabusés préférant la pratique du surf à tout plan sérieux de carrière. Cette attitude asociale (déjà punk?) s’est notamment manifestée par la récupération d’insignes nazis: svastikas et croix de fer ont fleuri sur la plage et chez certains surfers, les médias associant alors leur milieu à celui des bikers.
Dans la culture surf, l’association avec le nazisme se concrétise avec l’idée d’«espace vital». Les surfeurs peuvent en effet se montrer particulièrement agressifs pour défendre leur «spot», c’est-à-dire l’endroit de la plage qu’ils estiment leur être réservé, dans la mesure où l’ampleur des vagues y est plus intéressante qu’ailleurs. L’industrie du cinéma de qualité n’a pas attendu la fameuse scène de bagarre entre Keanu Reeves et Anthony Kiedis dans Point Break (1991) pour illustrer cette façon de se comporter en territoire conquis, venant de la part de bellâtres souvent blonds aux yeux bleus. En témoigne également ce film de série Z, devenu culte, Surf Nazis Must Die (1987). À travers le meurtre d’un jeune Afro-américain commis par des surfeurs blancs, le scénario de ce film, réalisé par Peter George, met le doigt sur le racisme latent de la société américaine.
En fait, la bande-son de Surf Nazis must die était déjà écrite en partie, et Peter George ne s’est pas privé d’utiliser le California Über Alles des Dead Kennedys. Dans cette chanson datant de 1979, Jello Biafra dénonce plutôt le fascisme hippie du gouverneur Jerry Brown. Néanmoins, tous les produits culturels sont recyclables. Ainsi, en 2005 Kali-Fornia Über Alles 21st Century, un morceau de Jello Biafra et des Melvins, reprenait ce motif d’une Californie aux accents germaniques, suite à l’élection du gouverneur Arnold Schwarzenegger.
À l’issue de cette exploration sommaire de ce que cache la mythologie ensoleillée de la Californie, la valeur morale de son envers noir se révèle ambivalente. En effet, on a vu que cette négativité peut aussi bien s’incarner dans la barbarie collective exercée sur autrui, par nature politique, que dans la subjectivité propre à l’humeur mélancolique. Ironiquement, la composante négligée demeure l’influence afro-américaine: sans même y songer, qu’ils soient rayonnants ou spleenétiques, les surfeurs blancs écoutent des mélodies dont la structure est influencée par celle de la musique noire. Or, on sait que celle-ci se situe toujours à mi-chemin de la joie et de la tristesse.
Dans la culture surf, l’association avec le nazisme se concrétise avec l’idée d’«espace vital»