Quand la pub reste sourde à la musique
par Gaspard Turin
Que se passe-t-il quand de prospères entreprises poussent la visibilité jusqu’à apparaître sur des sites véreux de téléchargement gratuit? Et quand ce marché se développe aux dépens des musiciens suisses? Curieusement, pas grand-chose.
On connaît bien la situation: de nombreux sites internet proposent à leurs visiteurs de télécharger, ou d’écouter en streaming, de la musique sans avoir à payer pour cela. Certains d’entre eux bénéficient d’une relative légitimité: ainsi Spotify, sous contrat avec une partie des plus importantes maisons de disques, leur reverse un peu d’argent. Ou encore YouTube, engagé sur la voie d’une certaine légitimation en terme de respect des droits d’auteur. Mais de nombreux sites plus obscurs s’engouffrent sans vergogne dans les failles juridiques d’un système globalisé, et leur schéma de fonctionnement se révèle beaucoup plus rudimentaire: leur seuls revenus proviennent de la publicité qu’ils diffusent. L’argent qu’ils gagnent passe de l’annonceur à l’exploitant du site, et les musiciens auront beau tendre leur sébile au passage de la tractation, ils ne toucheront strictement rien.
Sur des sites employant d’aussi peu courtoises méthodes, on s’attendrait à voir pour tout décor des bandeaux publicitaires vantant le poker en ligne, de petites balles rouges à compter, ou de consternantes annonces en surbrillance: en tant que dix millième visiteur, vous avez gagné votre poids en smartphones turquoises. Mais d’autres types d’annonces y sont également visibles.
Contraire à l’éthique
Récemment, l’équipe de Musikschaffende a tiré la sonnette d’alarme. Il s’agit d’une association regroupant de nombreux musiciens, producteurs ou distributeurs suisses, et qui compte dans ses rangs quelques personnalités comme Stress, Gotthard, Sophie Hunger, Heidi Happy ou encore DJ Bobo (dont je ne pensais pas que je taperais un jour le nom dans ces pages, ça pique un peu les doigts). L’un des représentants romands de l’association est Christian Wicky, chanteur du groupe Favez.
Tous ces vaillants combattants de la musique ont repéré un phénomène peu banal. Des bannières publicitaires vantant les produits de grandes entreprises telles que Swisscom, Orange, Nestlé, le TCS ou Swiss, sur de tels sites, dont Christian Wicky précise qu’ils ne sont «techniquement pas illégaux, car il faudrait une législation internationale pour statuer sur leur légalité – mais que l’on peut clairement qualifier de contraires à l’éthique». Comment de telles marques justifient-elles la présence de leurs logos dans ce cadre pour le moins douteux? Je suis allé leur poser la question.
Au téléphone, en attente d’un interlocuteur de chez Swiss, j’ai droit à Nelly Furtado, Say It Right. J’entends les mots «You don’t mean nothing at all to me». Est-ce un signe? Probablement pas, car la compagnie d’aviation me recevra très gentiment. C’est finalement par mail que j’obtiendrai les explications demandées: «Lors de la réservation de notre campagne de publicité online, l’un de nos critères est justement que nos publicités n’apparaissent pas sur des sites analogues à ceux auxquels vous faites référence», déclare Mehdi Guenin, porte-parole du groupe. C’est donc une erreur de pilotage. Mauvaise compréhension entre la compagnie et leurs sous-traitants publicitaires? «Nous sommes en train d’effectuer des recherches à ce sujet», ajoute-t-il. Et de préciser que Swiss «ne soutient pas le piratage» (quelle que soit la forme qu’il prend, serait-on tenté d’ajouter), ni «le téléchargement illégal de musique ou le streaming». On est rassurés par ce message apaisant de notre commandant de bord.
Repentirs officiels
Le TCS me propose quant à lui Amy Macdonald comme musique d’attente, This Is The Life. Qui me pose la question franco, «where you gonna sleep tonight?». C’est sûr, la précarité ça la connaît. De son côté Moreno Volpi, responsable de la communication, affirme: «nos prestataires ont mandat de diffuser nos bannières uniquement sur un contenu idoine et doivent se tenir à des règles d’éthique claires (excluant entre autres les sites proposant des contenus illégaux et donc les sites de piratage)». S’ensuit un constat identique au précédent: il s’agit d’une «erreur de filtrage» et d’une «situation indépendante de notre volonté». Un dérapage mal contrôlé, en somme. Une perte de contrôle du véhicule publicitaire. Ce sont des choses qui arrivent.
Pour Orange, on serait en droit d’être un peu plus méfiant. D’une part les captures d’écran constituées par l’association Musikschaffende montrent que le géant des télécoms est nettement l’entreprise la plus représentée dans cette bavure. «Quoi de plus logique», raisonne Christian Wicky, «Ce sont les entreprises de ce type qui ont le plus d’intérêt à se trouver sur ces sites, où atterrissent ceux-là mêmes qui ont besoin d’un fort débit pour télécharger de la musique.»
On souscrit volontiers à cette explication. Mais – surprise – pas Orange, qui en la personne de sa représentante Marie-Claude Debons, affirme que la compagnie «ne soutient pas le piratage de musique». Il s’agit donc, là encore, d’une malheureuse bévue. «Ce sont nos agences média qui placent nos publicités en ligne, et nous avons attiré l’attention de nos prestataires sur ce sujet, afin qu’il ne se reproduise plus.» Nous ne pouvons qu’approuver la démarche. Ah, et j’oubliais de mentionner la musique d’attente: Marlon Roudette, New Age. «Are you loving the pain, loving the pain?» Oh, que oui.
Une mécanisation regrettable
Certes, les entreprises tiennent toutes exactement le même discours. On peut toutefois relever une toute aussi unanime volonté de leur part, de mettre un terme à ces pratiques, ce qui est louable. Et qui reviendrait de facto, comme le fait remarquer Christian Wicky, à supprimer ces sites, qui ne vivent que de la publicité. Mais pas question selon elles de dédommager les artistes lésés, par exemple. Le degré de responsabilité des entreprises atteint là ses limites, si l’on en croit leurs trois porte-parole, pour qui une telle action n’est pas envisageable.
En somme, le problème n’a pas l’air si terrible. Et c’est justement ce que dénonce Christian Wicky, pour qui la question est plus vaste qu’on l’imagine. «On ne devrait pas pouvoir s’enrichir sur la gratuité. Le plus gênant est que l’éthique soit si faible sur internet», regrette-t-il. «La légèreté avec laquelle les entreprises font leur publicité reflète cette absence d’éthique», qui se traduit par un bras de fer entre la libéralisation technologique ambiante et le concept même de droits d’auteur, lequel «pourrait bien se faire écraser» dans le processus.
Le plus fâcheux reste que rien, dans l’attitude marketing des entreprises concernées, ne favorise une valorisation du travail des artistes. Il existe parfois d’autres manières, pour elles, de fonder avec ceux-ci un partenariat culturel (on ne peut qu’approuver, par exemple, le fait qu’«une place de choix est laissée aux artistes suisses au sein du système de divertissement embarqué» de la compagnie Swiss, comme le précise Mehdi Guenin). Mais leur gestion de la publicité sur internet révèle une mécanisation regrettable du système, dont le fonctionnement obéit avant tout à des stratégies financières globales et déshumanisantes. Et la nature automatique des excuses présentées par les entreprises participe de ces stratégies.
Comme on le dit en anglais, le diable se cache dans les détails. Et peut-être faudrait-il donc, pour mesurer la légèreté avec laquelle sont traités les artistes lorsqu’on les intègre à la grande machine du marketing, commencer par interroger cette habitude universelle consistant à imposer n’importe quoi aux oreilles des gens quand on les fait attendre au téléphone.
«On ne devrait pas pouvoir s’enrichir sur la gratuité»