Labels pas pour les clochards (2)
par Gaspard Turin
La semaine dernière, nous vous proposions un coup d’œil sur le fonctionnement de quelques labels très en vue outre-Atlantique. Cette semaine, le second volet de notre dossier porte sur un cas particulier, celui du label bordelais Talitres – certainement l’une des structures les plus enthousiasmantes des années 2000.
C’est sur un coup de tête que Sean Bouchard, ingénieur agronome, a décidé de fonder le label Talitres il y a une grosse dizaine d’années. Au départ, il profite d’un défaut de distribution d’artistes, principalement américains, à qui Talitres sert de porte d’entrée sur le marché européen. C’est le cas de la première signature du label, Elk City. Plus tard, c’est encore des Américains, inconnus et non-désirés sur leur propre sol, que Sean accueillera sur son label à part entière: The National, pour leur deuxième album et l’EP qui suivra. Des découvertes, Sean Bouchard en fera d’autres, et pas des moindres: The Organ, The Walkmen, Flotation Toy Warning (en couverture d'article) entre autres. Et pour les signatures les plus récentes, les météores russes de Motorama. Un constant travail de défrichage, pour Bouchard, qui précise: «Je tiens beaucoup à cette démarche active. Si on signe des groupes, il faut aller vers eux, les écouter, les rencontrer».
Un travail parfois frustrant, quand certains de ses poulains, voyant arriver le succès, se voient proposer de plus verts pâturages, comme ce fut le cas de The National, parti rejoindre le géant Beggars Banquet. Etrangement, cette structure, ancien asile pour punks anglais, est aujourd’hui encore présentée par Wikipédia sous l’étiquette de «label indépendant», alors que le Beggars Group possède ou distribue les labels 4AD, Matador, Rough Trade et XL, et que son patron, Martin Mills, est au 22e rang de la liste des 100 personnes les plus puissantes dans le business musical, établie en 2011 par le Guardian… ben voyons. Difficile donc pour Bouchard, on le comprend, de rivaliser. C’est que lui est absolument seul à faire fonctionner sa boutique. Et il ne ménage pas ses efforts. Son réseau, il le construit constamment, ainsi que le démontre très bien sa rencontre improbable avec Motorama (photo à droite): «Dernièrement j'ai été invité à Tampere (Finlande) par le groupe Rubik. J'ai eu la chance d’y voir Ewert and The Two Dragons, des Estoniens que j'ai signé. En allant les voir, j’ai repéré Motorama, venus de Rostov-sur-le-Don, qui jouait dans une galerie d’art de Tallinn, je les ai signés aussi.»
Ces démarches ne constituent pourtant qu’une petite partie du travail de Sean Bouchard, pour qui le futur de son travail passe nécessairement par la diversification de ses activités. Au niveau de l’édition ou du booking, dans le prolongement logique de son travail. Mais aussi dans ce domaine en plein essor qu’est la supervision musicale: intervenir dans le placement des chansons à la radio, à la télé, dans les publicités, les séries, les documentaires, etc. «C’est jouer les intermédiaires entre la maison de disques et les boîtes de production», précise-t-il; «ça peut générer des retours et toucher des publics diversifiés».
Une implication folle, qui passe aussi par les démarches contractuelles. Il existe grosso modo deux types de contrats qu’un patron de label peut faire signer à ses artistes: les contrats de production, qui le lient à l'artiste en tant qu'auteur et impliquent une prise en charge globale (enregistrement, pressage, distribution etc.) et les contrats de licence, qui entraînent moins de coûts mais ne portent que sur la distribution et la promotion d’un produit que l’on laissera à l’artiste le soin de confectionner. Assez étonnamment au vu du contexte de crise, Sean Bouchard préfère la première formule. Elle lui permet de fonder une vraie collaboration, chose plus difficile à imaginer pour un artiste collaborant avec de plus grosses structures. «Il m’arrive d’intervenir au niveau du processus artistique. Je peux orienter les artistes, leur donner des conseils, leur dire que leur voie est fausse, refuser certaines choses. Je trouve important de les bousculer dans leur processus créatif.»
Un rapport plus humain avec ses collaborateurs, et une démarche de dépense plutôt que d’épargne… la survie des petites structures nous donnerait-elle des indices sur la manière de gérer les grandes? On est pourtant très loin, avec Talitres, d’atteindre la logique de rentabilité prêchée par le plus grand nombre. Son bénéfice net se situe en effet aux alentours de 1500 euros… par an! Pas demain la veille que Sean Bouchard pourra créer de l’embauche ou même ne vivre que de son activité de patron de label. Mais, après toutes ces années, il ne voit pas de raison de s’arrêter. Première concrétisation de 2013: le premier album des géniaux Garciaphone, dont nous vous parlions depuis quelques temps déjà… et dont la chronique du premier album suit dans ces pages. Pour le reste, persuadé que le futur de la musique indépendante est à chercher dans les zones d’ombre de la planisphère, Sean Bouchard déclare également vouloir chercher au Brésil: «je suis sûr qu’il y a des tas de groupes intéressants là-bas!» Il y fera toujours moins froid qu’à Rostov-sur-le-Don…
"Je trouve important de bousculer les artistes dans leur processus créatif"