His 'n' Hers: la musique en couple
par Cédric Barrat
On est en 1988, j'ai 13 ans. Les filles, l'amour? On s'en fout, l'important c'est les potes et le skate. Un ami me fait une cassette des Beastie Boys. Evénement marquant dans ma vie. Pendant que j’écrivais cet article, MCA est mort à 47 ans. J'avais besoin de commencer ce dossier en parlant de lui. Un MC qui a changé ma vie. Une pensée pour sa femme aussi. Etait-elle une de ses fans, quand il l'a rencontrée? On ne le saura pas, c'est du domaine de l’hyper-privé. L'intime, c'est l'objet de ce dossier. Dans mes différents couples, je n'ai jamais pu partager cette passion pour les Beastie Boys. La musique, c'est mon premier amour, celui qui dure toujours…
Bref, pour cet article, j'ai interviewé plusieurs couples. Chacun de ces couples est unique dans son rapport à la musique. Chacun se livre et se confie, car la musique, c'est intime, ça s'écoute chez soi, et souvent chez soi, on est deux. Je leur ai posé à tous la même question: Quels sont vos liens avec la musique dans votre relation?
Sébastien*, musicien, en couple depuis neuf ans, marié: «Aucun, et à vrai dire j'en suis le premier surpris. Car j'étais auparavant (et d'expérience avec mes ex) conditionné à ce que la musique soit au centre de la relation. Avec la personne qui partage ma vie maintenant, c'est très différent. Au début, j'ai essayé tout naturellement de lui faire écouter deux ou trois disques, avec, comme tout passionné, des yeux émus à l'idée de lui faire entendre la musique que j’aimais. Je me suis vite rendu compte que c'était comme si un type me présentait, lui aussi grandement ému, différents types de carburateurs et de freins à disque. Ça calme.»
Lupita, trentenaire et DJette professionnelle depuis l'âge de 16 ans: «Je n'ai jamais eu de conflit musical dans mes relations. Ce n'est pas un consensus, mais je suis sûre de mes goûts, tout comme je suis curieuse et tolérante. L'amour de ma vie est DJ aussi. Même boulot, même passion. Le seul avec qui je pouvais partager cette culture; on se comprenait. On a les mêmes bases. C'est incroyable, il n'y a pas un morceau qu'on n'aime pas ensemble. Tout, vraiment tout. On vient du même arbre. On est fait du même bois!»
Laura et sa copine, en couple depuis 2 ans: «On n'a pas du tout les mêmes goûts, et sa musique – de la variété française uniquement – m'énerve. Idem pour le ciné. Genre, sur sa playlist de 400 chansons, il n'y en a que 60 que je tolère. Mais notre rencontre fut un coup de foudre, et ce n'est pas les goûts qui fondent notre couple, c’est autre chose.»
Esther et Yvan, mariés, deux enfants, en couple depuis 25 ans: «On s'est connu à la Dolce Vita (club mythique de Lausanne, ndlr.). Même culture punk ‘77. Mais, euh... tu vois la nuance... lui était fan des Clash et moi fan des Ramones, ça ne pouvait pas marcher! Et puis on a qu'un seul disque en commun, c'est The Feelies, mais même là, ce n'est pas la même édition, pas la même pochette.» Et de partir dans des rires complices, elle parlant beaucoup, lui la regardant avec tendresse. Un côté complice, quand l'un et l'autre parlent de leurs goûts, et forcément de leurs divergences. Un sujet de disputes. Mais ils ont survécu à ce fossé culturel. On a beau être proches dans ses goûts, l'autre est toujours un alter, avec son ego, son avis, sa sensibilité propres. D'ailleurs ce n'est jamais le «tout pareil» qui fonde le couple, mais la différence, aussi minime soit elle. D'abord la confrontation avant le partage? L'essentiel, peut-être comme le dit Laura: «Ce qui nous lie, c'est qu'on adore baiser! (Et sans musique dans la chambre)».
Quant on croise en soirée Edward et Isabella, un couple très amoureux et complices, imagine-t-on ce qui se passe dans leur salon ? Edward nous répond sincèrement: «En fait, on connaît bien nos goûts respectifs. Quand on passe de la musique chez nous, soit on sait que ça va faire plaisir à l'autre et donc c'est égal, soit (le plus souvent) on met des trucs qui nous plaisent égoïstement, et à ce moment il peut y avoir des tensions… On s'accuse mutuellement de ne pas se préoccuper des goûts de l'autre. On fait vachement gaffe là-dessus parce que c'est un motif d'engueulade (alors qu'on ne s'engueule jamais sur rien d'autre). Du coup dans ces moments, on fonctionne plutôt chacun son tour. D'ailleurs on en fait parfois un jeu, et quand il y a du monde à la maison, on rebondit chacun sur ce que vient de mettre l'autre.»
Une violente dispute qui démarre sur le disque qu'a mis chouchou? A la fois absurde et finalement très révélateur du lien et de l'adaptation à l'autre. Car sans doute les vrais intégristes de la musique sont-ils tous célibataires, incapable de jouer ce jeu du «j'aime, toi non plus». D'ailleurs, étonnamment, les couples interrogés écoutent peu de musique ensemble chez eux. Yvan écoute des mp3 (.flac) toute la journée à son travail. Quand il rentre, c'est la vie de famille, et par principe d'éducation de leurs deux ados, ils ne les influencent pas avec leur musique de vieux punks. Esther: «J'ai accompagné mon fils au concert de Green Day, c'était marrant. Mais je n'allais pas sortir ma rengaine “A mon époque, ouais, les Ramones, fiston, ça c'était autre chose!”» (ndlr: pour l'éducation musicale des enfants, on prévoira un dossier à part…). Contrairement à son mari, elle n'aime pas le mp3, et depuis des années elle apprécie surtout la musique en concert. Ils y vont toujours en couple, avec cet esprit de découvrir la musique en live.
D'ailleurs c'est en concert que beaucoup de couples découvrent les artistes qu'aucun des deux ne connaissait auparavant. Le partage est grandi par le côté «découvert à deux». Ainsi la vie a changé pour Joséphine lors d'un festival, avec la claque de Motörhead et Metallica. Avant ce festival, elle n'aimait pas du tout les disques metal de son mari. Elle venait du jazz (lui détestait, et déteste toujours, hélas pour elle). En rentrant de ce festival, la boue jusqu'au cou, tout avait changé. Elle aimait ce son, elle aimait ce milieu. Et leur couple s’est cristallisé autour du plus grand partage possible. Lui, grand seigneur, «m'a autorisé à mettre ma musique sur son ordinateur. Avant, j'avais ma playlist, et lui la sienne. Deux ordis dans le salon. Pas question de polluer le sien. On a divorcé deux fois, on a deux enfants et on construit notre maison, mais le progrès le plus important de notre couple, c'est d'avoir la même bibliothèque musicale! » Elle a enfin pu écouter ses trésors. Lui, s'est ouvert à certains de ses goûts à elle. La maison est en pleine construction. Et leur fils s'appelle… Lemmy!
La musique peut être un frein à l’entente du couple. Serait-ce l'inverse pour Yann et Lina, (deux enfants, ensemble depuis 15 ans)? Ils sont passés progressivement de l’incompatibilité (lui, fan de hip hop, elle, fan de grunge) à un stade d'osmose, sur la découverte réciproque des goûts de l'autre, en valorisant l’accès à une musique que l’autre n’aurait pas découverte par soi-même. Chez eux le weekend, c'est aussi guilleret que dans une pub pour l’ami du petit déjeuner. Réveil en musique, sur laquelle ils dansent avec leurs enfants. Ce sera au premier qui mettra un disque de la fameuse pile des dix CD en écoute. Une pile très symbolique de leur couple, la playlist de leur quotidien en famille, la b.o. de leur vie. Actualisée chaque mois, avec dedans deux ou trois vieilleries égarées. Ils parlent de la musique, la partagent complètement, ne sachant plus à qui appartient quoi. Peut-être est-ce ça, l'amour?
Laissons Sébastien conclure : « Ce qui me paraissait essentiel à l'époque, à savoir la musique comme passion commune dans le couple, s'est quelque peu effrité, voire complètement effondré, avec la rencontre de celle qui est devenue ma femme. Ça aurait pu être rédhibitoire, mais comme elle est merveilleuse, j'ai d'abord fait le poing dans ma poche. Et puis finalement on le vit assez bien, surtout parce que ma femme, malgré son incompréhension totale pour ma passion, s'est avérée très tolérante envers moi!»
*Prénoms fictifs, sauf pour le jeune Lemmy (ndlr.: tout de bon, gamin!)
"Les vrais intégristes de la musique sont tous célibataires"