Memoryhouse
"Nous essayons de produire une musique qui vieillira avec nous"
par Gaspard Turin
Une demi-heure avant leur concert du For Noise de Pully, nous rencontrions l’hydre à deux têtes Memoryhouse, qui ne déroge pas aux stéréotypes genrés que l’on reconduit toujours dans la musique: lui, Evan Abeele, blondinet aux yeux bleus et tête pensante de la formation, elle, Denise Nouvion, brune chanteuse à frange et à émotions à fleur de peau. Comme de juste, elle ne peut pas en placer une. Mais c’est pas grave, il s sont si sympathiques, comme de bien entendu. "Rencontre", comme on dit en fin de paragraphe d’introduction aux interviews.
Sonotone: Vous venez d’une petite ville du Canada – Guelph – célèbre paraît-il pour enfanter de nombreux groupes de rock. C’est vrai?
EA: Oui, c’est vrai. Les Constantines viennent de là, il y a aussi des membres de Broken Social Scene et d’autres groupes moins connus. C’est une ville universitaire, perpétuellement jeune de ses 40'000 étudiants. C’est à la fois une des plus vieilles villes du Canada et l’une des plus jeunes. Un endroit étonnant.
Bonne ambiance, alors? En Europe, on a souvent l’impression que les musiciens nord-américains se lancent dans la musique pour échapper au désespoir et au manque de perspectives dans les bleds où ils ont grandi…
EA: (rires) – Alors pour nous c’est faux. Je pense que ce qui différencie les bleds perdus canadiens et américains, c’est que chez nous, les gens ont un sens beaucoup plus fort de la communauté. Aux States, les gens sont sont plus isolés et se font connaître grâce à Internet. DN: La scène canadienne est plus petite scène, il y a plus d’échanges, de convivialité.
Depuis que vous êtes signés chez Sub Pop, vous avez quand même déménagé à Toronto, non? Ça change la donne?
EA: Pas tant que ça, en fait. C’est vrai qu’on vit tous plus ou moins à Toronto aujourd’hui, et que c’est une vraie grande ville. Mais il s’y crée également un esprit de communauté, un esprit de voisinage, de quartiers. Ce qui est logique, car si l’endroit est plus grand géographiquement, il est aussi plus concentré culturellement.
Vous avez commencé moins comme un groupe que comme un projet artistique, à mi-chemin entre musique et photo – expliquez-nous ça.
EA: A la base, c’était assez vague. On entrevoyait ce projet dans un esprit proche de l’ambient, où musique et image se superposent facilement, et où cette superposition permet de passer d’un plan à l’autre et les confondre. Dans un tel projet, il y a une sorte de dispersion de la musique, comme de l’image. Mais en optant pour un format de type pop, ces données ont changé.
C’est drôle, parce que votre musique peut être qualifiée d’atmosphérique, mais en même temps le côté pop resserre les choses autour d’une structure musicale plus ferme.
EA: C’est ça. On se situe toujours entre l’échappement et l’ancrage. La pop, dans notre musique, appartient au second pôle. Depuis qu’on est chez Sub Pop, on a eu droit à plus d’attention de l’extérieur – on a aussi beaucoup tourné –, et réalisé qu’on n’avait plus envie de noyer notre son dans des nappes de synthés ou de guitare, ce qu’on faisait au début. On expérimente moins, on est plus mesurés, plus attentifs aux détails, aux variations. Mais je pense que ça nous rend plus authentiques, musicalement.
L’ancrage, ce serait le système couplet-refrain? Une chanson colle bien à ce système, c’est l’une des plus réussies de l’album selon moi, Heirloom.
DN: C’est aussi l’une de nos préférées… EA: Elle a une perspective très narrative. Je n’ai pas de problèmes avec l’abstraction, mais cette chanson est très concrète, et c’est pour cela qu’elle nous plaît plus, parce qu’elle capture l’esprit de l’album. Le refrain, «Lie on the ground before the lightning strikes / Just don’t drown in the flood» (Couche-toi par terre avant que l’éclair ne frappe – mais ne te noie pas dans l’inondation), tout est là en fait. Il s’agit de vivre le moment au plus intense et au plus près, de capturer le moment, sans se perdre, sans sombrer dans la mélancolie qu’appelle le regret des instants perdus. C’est un sentiment un peu merdique et extraordinaire à la fois.
C’est aussi l’idée du «diaporama» du titre, The Slideshow Effect…
EA: Absolument. Tu ne peux jamais rien retenir, mais tu essaies toujours, par fragments. C’est comme ça que fonctionne la mémoire, qui est évidemment le mot-clé de notre travail. La mémoire n’est rien d’autre qu’une série d’instantanés autour desquels on reconstruit l’événement, la narration qui leur donne du sens.
Vous fonctionnez en binôme, mais votre approche de la musique est différente: Denise, tu es plus intuitive, Evan plus intellectuel. Et en même temps vous êtes complémentaires.
EA: Oui, Denise entreprend de traduire sa vision du monde par des sensations primaires, des lieux souvent. C’est ce qu’illustrent ses photos. DN: Les mélodies aussi, qui arrivent de manière complètement intuitive. Les sources d’Evan sont plus secondaires: des livres par exemple, ou mes photos!
Comment ce double apport se traduit-il sur scène? Un concept photographique pour chaque chanson? J’imagine que vous avez un système de projection?
EA: Ce serait trop illustratif, trop didactique d’avoir des correspondances directes d’un titre à une image particulière, mais oui, on utilise des images. Et effectivement nous avions un système de projection assez pensé, avec du matériel original. Mais on s’est tout fait brutalement voler récemment, on n’a plus rien, y compris les éléments originaux irremplaçables. Mais du coup, les gens ont la possibilité d’être plus concentrés sur la performance, qui produit évidemment ses propres images.
Et pour terminer: vous dites écrire une musique «hors du temps». Qu’est-ce que ça veut dire?
EA: Tout simplement, on essaie de produire une musique qui vieillira avec nous. Et de ne pas se laisser avoir par le tapage du trend, les sirènes du cool!