Sonotone

Sur Les Bords Du Bosphore

par Andrea Münger


Au moment de présenter fièrement mon passeport à l'imposant garde-frontière turc, une question me taraude l'esprit : quelles sont mes connaissances en matière de scène musicale locale? La réponse se résume en un affreux et lointain souvenir d'un playboy ténébreux à la peau mate m'ayant donné l'envie d'échanger mon ouïe fine avec celle du professeur Toursenol durant tout l'été 1998: Tarkan. Comme si cette année-là, le "I Will Survive" des Bleus d'en-face ne suffisait pas. Mais en 2011, qu'en est-il alors? Où se cachent les potentielles formations de talent vivant dans l'ombre de cette pop orientale franchement dégueulasse et malheureusement omniprésente au pays d'Atatürk? Coincée entre deux magasins de souvenirs au coeur de la belle Istanbul apparaît une échoppe. En vitrine: Pixies, Pavement, Godspeed You! Black Emperor (sur CD hein, faut pas rêver). Derrière le comptoir, un type au t-shirt Violent Femmes : "Tu veux de l'alternatif? Va au Peyote! Y a Lost In Bazaar ce soir", sur un ton me faisant clairement passer pour un ignare en puissance tellement la réponse semble évidente. LOST IN BAZAAR Le Peyote Bar donc, lieu de rassemblement privilégié du fleuron de la culture alternative stambouliote, est étrangement situé au beau milieu du quartier ultra touristique de Taksim. Les ovnis ne se sont pas posés qu'à Roswell apparemment. Sauf qu'à l'intérieur, c'est bien moi qui passe pour un extraterrestre. Normal, les nombreux habitués de l'endroit se connaissent et repèrent vite la nouvelle tête qui tente de commander sa bière.

Après un coup de pouce et les présentations, place aux explications : "A Istanbul il y a plus de quinze millions d'habitants, expliquent deux clients, Efkan et Mehmet. Et pour promouvoir la musique s'écartant des sentiers battus nous ne disposons que de deux salles : celle-ci et le Babylon Club. Les autres établissements n'en ont que pour la musique traditionnelle. Niveau radio, il y a Dinamo FM, assez orientée électro, sauf qu'elle ne passe presque jamais de groupes locaux. Les labels indés? Il en existe quelques-uns, mais aucun n'a la capacité de distribuer à grande échelle. Malgré tout les petits groupes pullulent et arrivent plutôt bien à se faire un nom, du moins de manière régionale, grâce au bouche à oreille et à internet." lance du mouvement) un soir de novembre 2007 au Romandie, le côté post-rock apocalyptique en moins. Clichés orientaux Ca rock, ça balance en plein dans les gencives. Mais pourquoi ça ne pourrait pas se faire un nom au-délà des frontières? Réponse des protagonistes : "On ne pourra jamais s'exporter tout d'abord car notre musique n'est pas accessible. Les formations de screamo ou post-hardcore partant en tournée européenne, il n'y en a pas des masses. Même pour les groupes suisses il est difficile de trouver des dates chez eux, alors pourquoi aller chercher des formations étrangères? Ensuite, autre problème de taille: nous sommes turcs, le rock n'est pas censé être présent dans notre culture. L'orient souffre de tellement de clichés, ils touchent également la musique. Pour la plupart des occidentaux nous jouons tous notre folklore traditionnel flûte au bec ou Saz entre les mains. Il leur est inconcevable que des personnes venant de pays islamiques puissent avoir de longs cheveux, porter des t-shirts noirs et jouer du métal extrême, par exemple. C'est en complète opposition avec l'image qu'ils ont du Moyen-Orient. Ils s'imaginent que de tels individus seraient lapidés sur la place publique. En tout cas ici, en Turquie, nous sommes bien loin de ça!" Loin, pas besoin de s'y rendre pour en avoir la preuve. A cent mètres de là, au Rock Bar (originalité, quand tu nous tiens), c'est un défilé de teenagers aux t-shirts Burzum, Annihilator ou autres Venom, gorgés de bière maladroitement renversée par leurs propriétaires headbangant au son des Mezarkabul (groupe heavy/trash made in Turkey). Comme pour me montrer que tous les styles sont à l'honneur, le soir suivant est celui du groupe de rock alternatif Mispis au Peyote. Rien d'étonnant si eux ne franchissent pas les frontières, d'abord car leurs compositions sont faiblardes et qu'en plus ils chantent en turc, ça freine quand même. Mais ils m'ont néanmoins permis, sur conseil d'un spectateur, de découvrir Ricochet, formation lo-fi qui mérite une écoute attentive, et d'apprendre que le quartier dans lequel je dois me rendre se trouve dans le district de Kädikoy. «Oh, yeah, Montreux!» Il ne s'est pas trompé. Le dimanche matin, entre les cireurs de chaussures et vendeurs de paquets de mouchoirs, pousse le marché où se vendent livres et CD de seconde main en quantité industrielle. Le long de la rue principale, pas un magasin à touristes, mais des studios d'enregistrement. Le voilà le berceau de la culture musicale stambouliote. Après avoir révélé ma nationalité à un cinquantenaire, celui-ci s'exclame "Oh yeah! Montreux Jazz!". Normal, il est proche de Doublemoon Records, une des plus importantes maisons de disques indépendantes de World Music au monde. La mission du label est de promouvoir le son particulier des diverses influences musicales de la ville, et nombreux de ses artistes sont allés tâter de la scène à travers le globe. Istanbul, mégapole en perpétuel mouvement, à la croisée de multiples cultures, a su hériter et tirer le meilleur de chacune d'entre elles afin de nous offrir un patchwork saisissant de diversité. Et gageons que ses ambassadeurs, qu'ils soient le Peyote Bar ou Doublemoon Records, continueront de lui faire honneur. Mais pas Tarkan, faut pas déconner quand même.

Après avoir révélé ma nationalité à un cinquantenaire, celui-ci s'exclame "Oh yeah! Montreux Jazz!".

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Interview