Sonotone

La Musique chez les Mollahs

par Andrea Münger


Nous sommes en Iran, au mois de décembre 1979. Après la révolution islamique qui dura un peu plus d'un an, l'Imam Khomeini boute définitivement le Shah Mohammad Reza Pahlavi hors de son trône et devient le Guide Suprême de ce qu'il faudra dorénavant appeler la République Islamique d'Iran. Dans la foulée, il bannit le rock'n'roll, musique qui selon le despote «pollue les esprits car elle induit plaisir et extase, exactement comme la drogue». Il sait également qu'elle est bien trop libérale et donc inévitablement dérangeante: laisser libre cours à son expansion reviendrait à mettre en péril la stabilité du nouveau gouvernement. Et question propagande, Khomeini en connaît en rayon, lui dont l'appel à la révolution fut entendu avec succès notamment grâce à des cassettes audio distribuées dans tous les bazars du pays.
Devant tant d'imbécillité, Joe Strummer et ses potes écrivent Rock The Casbah mais le mal est fait: les riffs de guitare acérés n'ont plus leur place au pays du poète Hafez.

Des musiciens persécutés
La scène rock iranienne avait émergé au début des années 1970, principalement influencée par des mastodontes du genre progressif, tels que Pink Floyd, King Crimson, Camel ou Eloy, ainsi que par le Festival des Arts de Shiraz auquel participa notamment John Cage lors de l'édition 1971. Lentement, le nouveau genre se faisait une place entre l'éternelle musique traditionnelle, la pop iranienne emmenée par Googoosh et l'alors très populaire disco occidentale. De nombreux artistes émergent à cette époque, dont Kourosh Yaghmaei que l'on peut aisément qualifier de première rock star made in Iran. La Perse est alors, telle qu'elle l'a longtemps été, berceau de cultures diverses et de liberté d'expression. Les conséquences de l'arrivée au pouvoir de Khomeini, Hamid Reza Taherzadeh, professeur de musique exilé à Paris, les décrit en 2009 au webzine France24:
«Khomeini a tué beaucoup d'artistes. Il a déclaré que la musique était l'âme du diable. Dans la rue, les agents de la police des mœurs attaquaient les musiciens et cassaient les instruments sur leurs têtes. Ils ont brisé tous les doigts d'Amir Nasser Aftitah, le plus grand percussionniste d'Iran. Il est mort juste après. C'est aussi ce qui est arrivé à Mehdi Khaledi, un grand violoniste. Ils ont entendu de la musique chez lui, ont pénétré dans sa maison et cassé son Stradivarius (le seul en Iran). Il est mort de peur sur le coup, à l'âge de 65 ans. Depuis 1979, le régime iranien favorise deux types de musiques: les chants religieux et la musique militaire. Sa seule préoccupation est de galvaniser les troupes pour une hypothétique guerre. Mon frère, comme moi diplômé en musique, a ouvert en cachette une petite école pour enseigner le solfège. Il a été arrêté et tué. On ne peut même pas transporter des instruments de musique dans nos voitures; il faut demander une autorisation au gouvernement. Car même pour chanter, il faut une autorisation.» Trente ans après, cette autorisation est toujours exigée. Ilia, leader du groupe blues rock Guff basé à Shiraz me le confirme. Tout d'abord il faut soumettre sa musique au Ministère de la Culture et de l'Orientation Islamique, qui se charge de l'analyser. Si elle est approuvée, les paroles de chaque composition doivent être envoyées à une autre branche de l'organisme, et décryptées par une commission. Il est évident que le tout doit coller à l'éthique religieuse imposée par le gouvernement, et que sans piston ou corruption il est impossible de franchir ces obstacles. En général, toute forme de rock au sens large du terme est jetée aux oubliettes. Evidemment, car rien ne colle aux standards moraux.

Un vent de liberté
Durant les années 1980, les nouvelles règles en vigueur ainsi que la guerre qui fait rage contre l'ennemi irakien obligent la musique à s'éteindre en terre persane. Le peuple souffre, lutte, les cœurs n'ont plus la force de chanter. De cette période noire de leur histoire, le peuple iranien se relèvera; et encore mieux: elle l'inspirera. En 1997, Mohammad Khatami devient président de la République.
La liberté d'expression, la tolérance et le dialogue entre les peuples sont ses chevaux de bataille principaux. Ses projets seront contrecarrés par Conseil des Gardiens, chargé de veiller au respect de la constitution et des préceptes islamiques, mais qu'importe. Le peuple goûte pour la première fois depuis trop longtemps à un semblant de liberté, et les artistes se sentent pousser des ailes. Puis s'envolent: une large scène musicale underground voit le jour à la fin des années 1990. Le rock en est la figure de proue. Ce que l'on commence alors à appeler le Persian Rock bouscule l'ordre musical établi, mélangeant éléments du folklore local et sonorités occidentales. En raison des restrictions, les concerts se déroulent dans des caves ou lors de fêtes privées. Un groupe en particulier émerge, puis occupe le devant de la scène: O-Hum.
Formé en 1999, O-Hum se fait vite remarquer par un label téhéranais, lequel le pousse immédiatement à rentrer en studio. Après s'être maintes fois vu refusé le droit de distribuer leur musique par le Ministère de la Culture, la maison de disques annule le contrat et les membres retournent balancer leurs décibels dans les sous-sols poussiéreux de la capitale. Sauf qu'en mars 2001, ils rebondissent de manière intelligente en se servant de l'outil alors en pleine expansion: Internet. Par ce biais, O-Hum se met définitivement le gouvernement à dos, qui voit d'un très mauvais œil le fait que des garnements arrivent à contourner si facilement leur interdiction. Mais ça, les intéressés n'en ont cure. Leur notoriété est alors grandissante, les téléchargements de leurs compositions se comptent par milliers et ils jouent enfin en public devant trois cents fans survoltés à l'Eglise orthodoxe de Téhéran. En 2003 le groupe s'en va même donner une série de concerts en Allemagne, devenant ainsi la première formation iranienne à se produire à l'étranger depuis 1979.

Une scène en expansion
En 2009, le monde underground iranien se retrouve sous le feu des projecteurs grâce à l'excellent film Les Chats persans (No One Knows About Persian Cats) de Bahman Ghobadi, qui remporta le prix «Un certain regard» au festival de Cannes. Celui-ci retrace de manière on ne peut plus fidèle et touchante la complexe position dans laquelle se retrouvent de nombreuses formations persanes.
Aujourd'hui, la scène alternative iranienne est en pleine expansion, et ce malgré un gouvernement mettant tout en œuvre pour la faire taire, notamment en bloquant l'accès à certains sites ô combien influents, tels que Myspace, Facebook, Twitter, Soundcloud ou encore Lastfm. Sans compter le nombre incalculable de groupes basés à l'étranger, tels que Kiosk, qui est sans conteste le plus populaire depuis la révolution islamique. En 2006, ses membres décidaient en effet de partir outre-Atlantique afin d'échapper au gouvernement, avec pour conséquence le bannissement à vie du territoire iranien. Ou du moins, jusqu'au jour où l'opposition aura renvoyé le chef «spirituel» là où se situe son ouverture d'esprit: plus bas que terre.

(la musique)"pollue les esprits car elle induit plaisir et extase, exactement comme la drogue"

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Interview